« La course à pied s’est largement féminisée »

Olivier Bessy est sociologue du sport et du tourisme. Professeur des Universités émérite à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, il est également chercheur au laboratoire TREE. Ses recherches portent sur l’évolution du sport dans notre société, notamment sur la course à pied. Il est l’auteur de Courir. De 1968 à nos jours. Tome 1 : Courir sans entraves (Cairn, 2022). Zadig l'a rencontré pour Vous! par Macif.

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Avec Zadig, Vous! par Macif plonge dans une grande passion française : le sport

Comment expliquer l'engouement actuel pour la course à pied ? Est-il récent ?

Olivier Bessy : Le nombre de coureurs a considérablement augmenté depuis les années 1970, passant de 500 000 coureurs en 1975 à 16,5 millions en 2016, pour atteindre environ les 18 millions en 2020. À la fin des années 1970, on est passé de l'athlétisme, c’est-à-dire des épreuves organisées dans des stades, ou de cross-country, à la course à pied. Dans la mouvance de Mai 68, le sport s'est métamorphosé avec de nouvelles pratiques et s’est ouvert à de nouveaux publics. Les courses hors stade, ouvertes aux non-compétiteurs, se sont développées : il y eut la course pionnière de Marvejols-Mende créée en 1973, qui n’était, à l’époque, pas autorisée par la Fédération française d’athlétisme (FFA), Marseille-Cassis en 1979, le Marathon de Paris en 1976, celui du Médoc en 1985… Ces grandes épreuves populaires sortaient du carcan des Jeux olympiques. Entre les années 1970 et la fin des années 1980, on court pour le plaisir, pour s’épanouir, et on sort des contraintes classiques du sport de compétition. À partir des années 1990 et jusqu’à la crise financière de 2008, on bascule dans une société hypermoderne dont le récit est basé sur la performance, la surenchère.

Dans ce contexte, les courses deviennent une occasion de se défier, de vivre des expériences de plus en plus extrêmes. Les ultra-marathons, les ultra-trails et les 100-kilomètres se développent : le Grand Raid de La Réunion est créé en 1989, l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) en 2003… Dans ce que j’appelle la « troisième révolution », à partir de 2009, on observe dans la course à pied un éclatement des pratiques, en tension, entre une recherche de l’extrême et de la performance d’une part, et une pratique plus solidaire d’autre part, avec des courses comme Odysséa (en soutien à la lutte contre le cancer du sein), et écologique avec le développement d’éco-marathons et d’éco-trails, comme l’Écotrail de Paris. Le nombre de courses hors-stade organisées en France est passé de 5 en 1971 à 4253 trails et 3629 courses sur route en 2022, soit 7882 courses, d’après la Fédération française d’athlétisme.

Le profil des participants a-t-il évolué ? Assiste-t-on à une féminisation des compétitions ?

O.B. : La course à pied s’est largement féminisée depuis les années 1970. Auparavant, les courses étaient réservées aux hommes. En 1976, Kathrine Switzer est la première femme à faire le marathon de Boston, sans y être inscrite, et il faut attendre 1984 et les Jeux olympiques de Los Angeles pour que des femmes soient concurrentes. Au début des années 1980, à peine 10 % de femmes participent aux marathons, elles représentent aujourd’hui en moyenne 25 % des coureurs. Mais plus les courses deviennent « extrêmes », comme des ultra-trails, moins les femmes sont présentes. Une sorte de plafond de verre persiste. De même, la course à pied était autrefois réservée aux jeunes, mais depuis les années 1990, les quadragénaires et quinquagénaires sont largement dominants. Et les seniors sont de plus en plus représentés. On peut voir des participants de 65 à 90 ans sur des marathons. L’endurance ne diminue pas, contrairement à la vitesse, avec l’âge ! Aujourd'hui, on se met au trail à 35 ans, et si l’on ne s’est pas blessé plus jeune, comme c’est le cas pour de nombreux athlètes de haut niveau, on peut courir jusqu’à 70 ans. Mais les courses se rajeunissent aussi, en particulier les courses extrêmes : la victoire, en 2008, de l’Espagnol Kílian Jornet, alors âgé de 20 ans, à l’UTMB a été un moment décisif.

Une sorte de plafond de verre persiste pour les femmes.

Olivier Bessy, sociologue du sport

Les courses sont-elles le lieu d'un brassage social ?

O. B. : Au fil des révolutions évoquées plus haut, on a assisté à un processus de diffusion sociale des pratiques. Les classes intermédiaires, les employés et aussi des ouvriers, à moindre degré, se mettent à faire du jogging, se mettent à faire des courses en stade, des marathons, puis du trail et enfin de l'ultra-trail. Mais les inégalités d'accès à la pratique sportive en général et à la course à pied en particulier persistent : lorsque l’on compare la diffusion dans les différentes professions et catégories sociales (PCS), on s'aperçoit que les groupes sociaux aisés sont systématiquement surreprésentés par rapport au poids qu'ils pèsent dans la population active ; à l'inverse, les PCS les plus modestes sont sous-représentées. C’est ce que l’on peut observer sur certaines courses, comme le Marathon des Sables au Maroc ou le Grand Raid de La Réunion qui sont très coûteuses : le billet d’avion et l’inscription nécessitent de hauts revenus ! Néanmoins les bénéfices symboliques tirés de la participation à ce type d’épreuves sont tellement importants que des groupes modestes économisent pour y participer.

Les compétitions s'ouvrent-elles davantage aux athlètes en situation de handicap ?

O.B. : Oui. Il y a le Marathon pour Tous, aux prochains Jeux olympiques, en 2024, et sur certains ultra-trails des coureurs non-voyants peuvent être accompagnés par des voyants. Il y a aussi le phénomène des Joëlettes, lorsque des coureurs valides portent, en se relayant, des coureurs en situation de handicap.

Quels bénéfices en tirent les régions qui les organisent ?

O.B. : Dès la fin des années 1980, des marathons changent d'appellations pour y inscrire des territoires, comme le Marathon de la baie du Mont-Saint-Michel par exemple. Ces événements sportifs deviennent alors de véritables ressources territoriales au service d’enjeux économiques, touristiques et socio-culturels. Les épreuves les plus emblématiques sont celles qui sont créées sur des territoires qui leur correspondaient, comme le Grand Raid de La Réunion : il y a du dénivelé, des escaliers, des changements de climat, cela recréé complètement les conditions de l’aventure. Aussi, des villes comme New York, Paris, Londres, Madrid ou Venise offrent un décor exceptionnel pour courir, et les marathoniens s’approprient le patrimoine traversé en s’y mettant en scène.

Hormis la course à pied, les sports que l’on peut pratiquer sans être inscrit dans un club sont-ils largement plébiscités ?

O.B. : Depuis la fin des années 1970, toutes les pratiques qui se font en dehors d’un club (la course à pied, le vélo, la natation, la culture physique…) sont celles qui se développent le plus en loisirs comme en compétition. Depuis plusieurs années, les événements sportifs s’hybrident pour répondre à de nouvelles demandes : on a vu apparaître les « swim & run », les « run & bike », les triathlons, etc. Les activités sont croisées pour multiplier les sensations et deviennent plus conviviales, car elles sont faites à deux. Cette diversification des pratiques répond à une demande plus éclatée et est largement encouragée par l’économie, notamment les équipementiers qui sponsorisent les courses.

 

Propos recueillis par Emma Flacard

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