Tourisme durable, l’équation impossible ?

Artificialisation des sols, pollution des océans, destruction de la biodiversité… Face à un tourisme néfaste pour la planète, d’autres manières de voyager, plus respectueuses de l’environnement, se développent. Prémices d’une mutation nécessaire ou nouvelle illusion verte ? Décryptage.

Mis à jour le 17/05/22

Temps de lecture : 7 min

à propos du contributeur

Christelle Granja

Journaliste à Socialter, le média des transitions et des alternatives.

Clap de fin pour les paquebots de tourisme de plus de mille tonnes à Venise : depuis 2019, ils sont interdits d’accès au centre historique de la Sérénissime. En cause, les dégâts environnementaux générés par les quelques 600 bateaux de croisières accostant chaque année, avec leurs lots de touristes et d’émissions d’oxyde de soufre et d’azote.

« Cette décision illustre un point de bascule intéressant. Venise est un cas extrême et très emblématique de saturation touristique. La ville a atteint un point de non-retour, qui l’oblige à considérer le tourisme comme une activité exigeant un contrôle, et non plus seulement comme une ressource potentielle », analyse Julien Rochette, de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).

Signe des temps ? De l’Adriatique à la baie de Maya, en Thaïlande, fermée au public depuis 2018 pour permettre au système écologique de se régénérer (les allers et venues quasi incessants de bateaux de vacanciers menaçaient les récifs coralliens), des initiatives de régulation s’observent ici ou là. Le chantier est vaste : le tourisme, première industrie mondiale, connaît un essor alarmant.

Lire aussi : Tourisme de masse : quelles solutions pour un voyage plus responsable ?

En 2018, 1,4 milliard de touristes internationaux (c’est-à-dire passant au moins une nuit hors de leur pays) ont arpenté la planète (1). Ils étaient 25 millions en 1950. D’ailleurs, « la croissance du tourisme international reste supérieure à celle de l’économie mondiale », claironne l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) dans son dernier rapport. Mais si ce dynamisme a généré 1 700 milliards de dollars de recettes, son coût écologique est colossal.

Avec la pandémie mondiale, le tourisme international a drastiquement chuté. En 2021, il a progressé de 4% par rapport à 2020, mais est resté 72% inférieur à 2019, l’année d’avant la pandémie.(2)  En 2022, la reprise est lente mais bel et bien en cours.

Il faut dire qu’au-delà d’une empreinte carbone considérable (8% émissions mondiales de gaz à effet de serre) (3), l’industrie touristique accentue l’artificialisation massive des sols et notamment des littoraux, provoque une diminution drastique de la biodiversité dans de nombreuses régions du globe et participe de la pollution des océans… Ainsi, l’environnement marin et côtier de la Méditerranée, qui concentre près d’un tiers du tourisme mondial, avec 350 millions de visiteurs annuels, paie un lourd tribut.

« Le développement rapide et la construction d’infrastructures (…) ont engendré de graves problèmes d’érosion et de pollution en de nombreux points du pourtour méditerranéen », observe Greenpeace. « Les projections tablent sur une fréquentation touristique annuelle de 600 millions, dès 2025 : en l’absence de régulation, on se dirige dans certains sites déjà très fréquentés vers une destruction de la biodiversité et un chaos le plus total », abonde Julien Rochette.

Tourisme durable : ne plus être « touriste »

En réaction à ce constat accablant, un tourisme plus responsable se développe depuis une vingtaine d’années, pour tenter de promouvoir d’autres manières de voyager. Tourisme vert, responsable, équitable…

Derrière la pluralité sémantique, un objectif commun, défini par l’OMT : « tenir pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil ».

Vaste programme, qui trouve localement des applications concrètes, comme à la basse Kinabatangan à Bornéo, en Malaisie, que la géographe Clotilde Luquiau a étudié de près. Dans cette zone forestière, une dizaine d’opérateurs touristiques locaux se sont engagés en faveur de l’écotourisme en établissant une charte avec WWF Malaisie, se traduisant par la création d’un budget commun finançant la protection de l’environnement, et luttant entre autres contre le braconnage.

D’autres actions sont également mises en place, comme le programme Home Stay, qui propose à des locaux d’accueillir des touristes chez eux, une formule moins impactante pour l’environnement que l’hôtellerie classique et permettant un bénéfice social local, ou encore comme la plantation d’arbres par les touristes : une proposition qui resterait anecdotique si elle n’était relayée par le financement d’équipes locales pour mener à grande échelle la reforestation. Cet écotourisme n’est pas forcément réservé aux plus aisés, défend Clotilde Luquiau : nuits chez l’habitant, jumelages associatifs, échanges de maison… de nombreuses possibilités plus respectueuses de l’environnement sont aussi moins onéreuses que des vacances « classiques ».

Mais si la géographe se félicite de ces initiatives locales, elle reste réservée quant au développement d’un tourisme durable à l’échelle mondiale.

« Aujourd’hui, c’est une illusion. Pour que cela advienne, il faudrait que l’environnement global, législatif, économique, s’engage, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »

Clotilde Luquiau

Face à des pratiques prédominantes inchangées, qui continuent de croître, et à l’heure où une classe moyenne désireuse de voyager émerge en Asie, le tourisme durable reste une niche. Et il a aussi ses limites.

« La présence humaine, même respectueuse, perturbe le milieu naturel. Et si le développement économique local permis par l’écotourisme a des aspects positifs, il contribue à augmenter les moyens d’une population qui va consommer davantage, et donc avoir un impact environnemental plus élevé… » précise la géographe Clotilde Luquiau.

Surtout, par le seul fait de prendre l’avion, le vacancier alourdit considérablement son empreinte carbone : un unique aller-retour Paris-Chicago suffit à atteindre le quota individuel d’émission de Co2 annuel qui permettrait de limiter le réchauffement planétaire à 2° d’ici la fin du siècle, explique l’ingénieur et auteur Jean-Marc Jancovici (4).

Taxer davantage les vols peut être une solution, mais elle soulève une question de justice sociale. Pour résoudre l’équation, des pistes sont avancées ici et là, telles que celle proposée par le Committee on Climate Change, Haut Conseil pour le Climat du Royaume-Uni : alors que 15% de la population britannique est responsable de 70% des vols, la mise en place d’une taxe proportionnelle à la distance parcourue dans les airs sur les dernières années permettrait de pénaliser les plus gros consommateurs, sans exclure du ciel les vacanciers occasionnels, statistiquement moins aisés.

« L’ensemble des acteurs et opérateurs touristiques doivent introduire des notions de durabilité dans les services qu’ils proposent. S’il faut encourager le marché du tourisme durable à se développer, c’est surtout sur le tourisme dit de masse qu’il faut agir, car c’est là qu’est la plus grande incidence sur l’environnement, »

appelle pour sa part Julien Rochette

Nous en sommes encore loin : malgré les déclarations d’intention, la plupart des pays posent encore aujourd’hui la question touristique en termes financiers. « C’est la logique de chiffres qui domine », regrette l’expert.

« Le modèle qui a prévalu depuis cinquante ans n’est plus acceptable d’un point de vue social et environnemental. Tout est à réinventer, » conclut-il. Y a plus qu’à.

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