Instagram, un laboratoire pour la jeunesse militante

Alors que 82 % des jeunes entre 16 et 25 ans déclarent utiliser Instagram, la plateforme héberge de plus en plus de comptes engagés contre les discriminations. Comment expliquer cette tendance et que dit-elle du futur du militantisme ? 

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Réseau préféré des jeunes il y a seulement quatre ans, Facebook s’est progressivement éclipsé au profit d’Instagram, encore couronnée cette année à la première place du classement. Initialement connue pour ses influenceurs mode et lifestyle, la plateforme a finalement troqué cette image pour celle d’un réseau social aux contenus engagés et partageables à l’infini. Féminisme, antiracisme, droits des LGBTQI+, lutte contre la grossophobie… Les causes sont diverses et portées par de jeunes comptes. Pourquoi cette nouvelle génération a choisi de s’engager sur Internet et qu’en a-t-elle retiré ? Décryptage.

De Tumblr à Instagram

 Lorsque Ntumba Matunga se lance sur Instagram, elle cherche avant tout un moyen d’expression. Du nom de Tétons Marrons, son compte afroféministe est aujourd’hui suivi par 69 000 personnes. Mais à la genèse du projet en 2018, la styliste de formation répond surtout à une observation : « Je ne me sentais pas représentée dans les médias traditionnels en tant que femme congolaise. Je voulais créer une plateforme où les femmes comme moi se sentiraient comme à la maison en parlant de leurs problématiques ».

A quand la fin de la charge mentale

Une publication éducative de Tétons marrons sur la charge mentale 

Quelques années auparavant, Ntumba se serait sûrement tournée vers un blog. « La sphère militante n’a pas attendu Instagram », résume Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication à l’Université de Lille/IRCAV-Paris 3. « Au début d’Internet, elle utilisait les listes de diffusions par mails, puis les blogs et Tumblr. Aujourd’hui on a YouTube, Instagram, Snapchat et TikTok ». Et d’ajouter : « Un bon exemple est celui du féminisme 2.0, avec le hashtag #Metoo. Mais aussi le mouvement Black Lives Matter, à son apogée lors des émeutes de Ferguson en 2014, qui sont racontées et organisées via Tumblr et Twitter. Aujourd’hui depuis la pandémie et la mort de George Floyd, on retrouve cette cause plutôt sur TikTok et Instagram ».

 

BLM

BLM Nantes, un compte Instagram français créé après le décès de George Floyd, tué par un policier américain lors d’un contrôle. 

Mais sur Instagram, les créateurs de contenus comme Ntumba Matunga ont pu renforcer leur sentiment de légitimité. Car au départ, l’initiative était modeste : « Je ne m’attendais pas du tout à intéresser quelqu’un d’autre que mes copines », se souvient l'afroféministe. Quand son compte gagne en popularité, elle commence à subir du harcèlement mais garde la tête froide lorsqu’elle comprend qu’elle n’est pas seule : « Je voyais de plus en plus de comptes se créer donc ça m’a donné de la force ».

Plusieurs voix pour un seul mouvement

Il faut dire que beaucoup de comptes se sont créés à la même période, autour de 2018. C’est le cas de Corpscools, un compte qui lutte contre la grossophobie depuis 2019. La créatrice se lance d’abord par urgence personnelle : « Par les violences que j’ai subies, je bouillonnais de choses à dire sur le sujet et j’avais besoin de m’exprimer ».

Corpscools

Une publication de Corpscools, mettant en avant la musicienne et DJ Barbara Butch 

Comme elle est graphiste de formation, elle se donne pour objectif de  mettre en avant des œuvres, des podcasts et des textes historiques sur le sujet. Plus précisément, de créer une « bibliothèque de choses cools sur le sujet ». Elle raconte : « Au début, c’était souvent une phrase accompagnée d’une photo et d’une référence.  J’avais un problème de légitimité, j’avais plein de choses à dire mais je n’osais pas. Aujourd’hui, je me permets de développer un regard critique sur ce que je partage et je défends davantage des idées ». Une formule qui a porté ses fruits puisque Corpscools comptabilise maintenant 24 000 abonnés.

« Instagram m’a donné des opportunités folles »

À la genèse du projet, il y a encore peu de paroles visibles sur la grossophobie. La  graphiste se souvient surtout des livres Gros n’est pas un gros mot écrit par l’association Gras politique et On ne naît pas en grosse, de Gabrielle Dédier. Mais peu à peu, Instagram fait son travail : « Les hashtags permettent de nouer, d’amplifier et d’articuler des témoignages individuels en une histoire collective », analyse Laurence Allard. Des témoignages structurés par des discours sociologiques habituellement cantonnés au champ universitaire : « C’est réjouissant de voir ces théories toucher les jeunes sous des formes inattendues plutôt que dans un livre avec des notes de bas de page ».

Une amplification qui a permis à la créatrice de Corpscools de gagner en légitimité et de se voir proposer des opportunités. Contactée par plusieurs maisons d’éditions, elle a aussi créé son association Fat friendly, qui propose un outil collaboratif afin de répertorier les lieux accessibles à toutes les personnes, quel que soit leur poids. Elle espère même à réaliser son rêve de toujours : ouvrir un centre médical spécialisé pour les personnes grosses face à la difficulté d’obtenir des soins adaptés. Elle ne réalise toujours pas : « Ça me paraît incroyable. Instagram m’a donné des opportunités que je n’aurais jamais imaginées ». 

Un engagement esthétique

Si ces comptes ont eu tant d’impact, c’est aussi car ils ont su s’adapter à leur public. « Sur Instagram, on a des dimensions textuelles, audio et visuelles. Ça permet un mix intéressant », souligne Laurence Allard.

« Le carrousel d’Instagram est devenu la nouvelle affiche »

Assiste-on pour autant à un renouveau des mobilisations ? Selon l’universitaire, il s’agirait plutôt d’une formidable adaptation : « Le carrousel d’Instagram est un peu devenu la nouvelle affiche. On retrouve des techniques de mobilisation traditionnelles mais avec un design facilement customisable. Ça correspond aussi au moment où les colleuses féministes ont redonné de la noblesse à cet outil de mobilisation en collant leurs affiches féministes dans nos rues. ».

Corpscools

Une publication de Corpscools, réalisée grâce à la fonctionnalité « Carrousel »

Apparue en 2015, cette fonctionnalité surnommée « Powerpoint militant » par Slate, a en effet grandement favorisé les contenus engagés en donnant plus de place au texte. « L’un des grands points forts du Carrousel est son interactivité », résume même l’agence d’influence Hivency sur son site.

Engagement ou mimétisme ?

Redoutables lorsqu’on s’intéresse à leurs nombres de followers, ces comptes sont pourtant souvent tenus par une seule personne. Contrairement à une association ou un parti politique, les contenus publiés ne font pas l’objet d’une relecture ou d’un débat. « Le militantisme Instagram valorise l’individu au détriment du collectif et certains militants tombent dans le piège en incarnant leur lutte en devenant presque des influenceurs ou influenceuses. Beaucoup font des partenariats rémunérés avec des sextoys ou des culottes menstruelles - car ces produits sont estampillés féministes - alors que cela reste des marques », précise la créatrice de Corpscools, qui préfère rester dans l’ombre derrière son message.

Pour Laurence Allard, cette individualisation n’est pas nouvelle « Mais le numérique pose aussi la question de notre attention, car le design de ces réseaux sociaux est fait pour nous capturer le plus de temps possible, donc nous enrôler rapidement ». C’est particulièrement le cas sur TikTok, qui incite à reproduire des challenges « C’est comme un karaoké politique, on répète ce qu’on entend mais il ne s’agit pas de sa propre parole. On l’a vu notamment avec le hashtag #Anti2010, partagé 40 millions de fois et destiné à harceler les élèves de sixième ». 

Bilal Hassani

Sur son compte TikTok, le chanteur Bilal Hassani reproduit une tendance « Lève la main si » afin de sensibiliser à l’anxiété et la dépression 

Si l’enjeu n’est pas forcément de s’engager dans « la vraie vie », résume l’universitaire, il s’agit surtout « d’apprendre à aller chercher plusieurs sources et réfléchir par soi-même ». Des conseils applicables de la même manière dans les univers virtuels et réels.

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