Et si notre temps devenait une monnaie d’échange ?

Donner une heure de son temps en échange d’un service rendu plus tard ? C’est l’ambition des Accorderies. Ce système de solidarité lancé au Québec en 2002 a depuis été importé en France. Trois nouvelles Accorderies devraient voir le jour d'ici la fin de l'année. Reportage à Nantes.

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à propos du contributeur

Hélène Bielak

Journaliste à Socialter, le média des transitions et des alternatives.

Place de la Manu dans le centre de Nantes, nichée dans des locaux colorés, voilà une banque un peu particulière. Ici, on ne vient pas pour échanger de l’argent mais du temps et des services. Le tout sous l’œil avisé de Cécile Sauzeat, banquière en chef et coordinatrice de cette Accorderie. « Ici, on est à la fois donneur et receveur, explique-t-elle. Quand vous venez pour la première fois, on établit une liste d’offres de services que vous savez et aimez faire. Une fois adhérent, vous avez alors accès au catalogue de services proposés par les autres accordeurs. »

Un principe de base règne : quelle que soit la nature du service ou sa complexité, une heure égale une heure. Les accordeurs possèdent tous un compte « temps », avec une dizaine d’heures initiales à donner ou à recevoir en fonction de leurs besoins et de ceux des autres volontaires. Parmi les services échangés, « les plus demandés sont surtout du petit bricolage, de l’informatique, de la couture ou des sorties culturelles », informe Cécile Sauzeat. Les échanges peuvent se faire au niveau individuel entre deux accordeurs, mais aussi au niveau collectif via par exemple l’organisation d’ateliers de partage de savoir-faire où le temps passé est divisé par le nombre de participants.

Les Accorderies en chiffres

  • 16 600 accordeurs inscrits depuis 2011
  • 71,6 % de femmes
  • 44 % de personnes vivant seule
  • 9 % de familles monoparentales
  • 30 % de salariés
  • 26 % de retraités
  • 24 % de sans emploi
  • 54 % déclarant vivre avec moins de 20 000 euros par an (29 % moins de 10 000 €)
  • Âge moyen : 52 ans

Réseau social

Les services proposés relèvent souvent des besoins du quotidien que les personnes ne pourraient pas s’offrir autrement. Avec une règle : ils doivent se situer hors du cœur de métier des personnes, car « l’idée n’est pas de créer de la concurrence déloyale », souligne la coordinatrice.

Au-delà de permettre à des gens d’échanger un savoir-faire, une Accorderie est aussi et surtout un lieu pour lutter contre la précarité et la pauvreté de liens sociaux. « On est tous égaux dans une Accorderie. On échange des savoirs, indépendamment de notre statut social, de notre condition professionnelle », martèle Pascale Caron, présidente du réseau des Accorderies en France.

À Nantes, 80 % des volontaires déclarent gagner moins de 20 000 euros par an. « Parfois, je me rends compte que les gens qui ont des revenus supérieurs sont bien plus isolés que d’autres qui gagnent très peu mais qui sont très débrouillards, avec un réseau social solide », constate Cécile Sauzeat.

Parmi les accordeurs nantais, beaucoup sont en recherche d’emploi. De fait, proposer de rendre service à quelqu’un d’autre permet de se remettre en action et de valoriser ses compétences. « C’est la première marche pour retrouver l’estime de soi », observe Pascale Caron. Le concept donne parfois lieu à des rencontres improbables. Comme cette vice-consule qui adorait repasser et qui a proposé ses services… à un bénéficiaire du RSA.

Mouvement de fond

Un an et demi après l’ouverture du local nantais, 73 personnes, de 23 à 76 ans, font désormais partie du réseau. Sur le territoire, 36 autres Accorderies ont été créées depuis 2011 – la dernière en date a ouvert à Cachan –, fédérant ainsi près de 16 000 volontaires. Trois autres lieux devraient voir le jour d’ici la fin de l’année, dans les villes de Caen, Mâcon et Orléans. Un engouement qui dépasse celui du Québec où est née l’initiative en 2002.

Si ce succès montre la volonté croissante de nombreux Français de participer à la vie locale via l’entraide, cela exprime aussi les besoins croissants de certains citoyens vulnérables. Parmi les volontaires, près de la moitié (44 %) vivent seuls et près d’un quart (24 %) sont sans emploi. Près de deux tiers vivent dans une certaine précarité, plus de la moitié déclarant vivre avec moins de 20 000 euros par an. Devenir membre d’une Accorderie permettrait alors de se relier aux autres et de reprendre confiance en soi à un moment où l’on se sent vulnérable.

Comme toute structure d’action sociale sans but lucratif, les Accorderies doivent aussi faire face aux nombreux défis liés au financement de leur déploiement. Bien qu’il s’agisse de lieux sans échanges monétaires, des fonds sont néanmoins nécessaires à la création de ces banques. Pour chaque antenne, au moins une personne est embauchée pour lancer la dynamique, animer le réseau, orienter les personnes. En parallèle, des accordeurs sont invités à donner un coup de main au fonctionnement de l’association, en assurant l’accueil ou l’entretien des locaux, en contrepartie de chèques temps. Chaque Accorderie est subventionnée par plusieurs partenaires : des fondations, comme la Fondation Macif qui a importé le concept en France, la CAF (Caisse d'allocations familiales), le Secours catholique, les départements ou encore les municipalités.

Les Accorderies ne sont pas seules !

Dans les villes de l’Hexagone, d’autres banques de temps ont émergé ces dernières années, comme le Rézo à Mulhouse ou le réseau Ecotemps. Partis du monde rural, les Systèmes d’échanges locaux (SEL), où l’on échange des services mais aussi des biens, sont quant à eux nés dès le milieu des années 1990. Plus ou moins au même moment que les Time Banks aux États-Unis. En Espagne, les Bancos de Tiempo ont connu un réel essor au début de la crise économique.

Territoires en confiance

Comment décrypter cet engouement pour les monnaies-temps ? Au fond, les Accorderies réaffirment deux principes universels : l’entraide et le fait que nous disposons tous de 24 heures par jour. « Une heure vaut une heure pour chaque échange, sans tenir compte de l’intensité. Être présent pour garder un animal pendant deux heures, c’est moins intense que de s’occuper d’enfants sur la même durée. Mais dans une banque de temps, on dit que c’est la même chose. Cela a un rôle démocratique extrêmement fort, car on met tout le monde sur un pied d’égalité. Que je sois chômeur, au RSA ou trader, ces fonctions sont complètement annulées », observe Jérôme Blanc, économiste et professeur à Sciences Po Lyon.

Selon lui, le grand intérêt des banques de temps réside dans « l’entretien de manière active d’un lien social dans un quartier ou une ville, sans objet économique. On construit des relations de confiance sur un territoire donné. » En luttant contre la précarité et l’isolement social, ces lieux sont un investissement pour l’avenir. Un réel atout pour les pouvoirs publics. La mairie de Nantes l’a d’ailleurs bien compris, en étant à l’initiative du projet d’Accorderie, dès 2015.

De son côté, Pascale Caron va même plus loin en imaginant comment les banques de temps pourraient inspirer les pouvoirs publics : « Imaginez, sur la question des aidants : si l’État reconnaissait le temps qu’ils consacrent à leurs proches en leur donnant accès à des services ? » imagine-t-elle.  À méditer…

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